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Présentation et analyse des chansons du concert du 17 mai 2022.
De nombreuses informations - notamment les citations d'interviews - proviennent du site de fans http://www.radiohead.fr

1. Sit Down, Stand Up (Assis ! Debout !)

Le texte évoque la violence aveugle et barbare d’un groupe sur un individu. Le chanteur Thom Yorke explique qu’il a eu l’idée de cette chanson après les massacres au Rwanda, mais le texte peut tout aussi bien s’appliquer à un régime totalitaire cherchant à neutraliser toute contestation par la torture, on pense notamment à l’état dystopique du 1984 de G. Orwell ou à certains régimes contemporains où la répression contre les opposants peut mener jusqu'à l’assassinat.
La chanson est construite en trois parties, dans un crescendo progressif superposant plusieurs lignes mélodiques en contrepoint* et se terminant sur un arrêt brutal (chez Radiohead, ce procédé est très courant, quasiment un tic, et nous aurons l’occasion de l’entendre dans plusieurs chansons ce soir). La percussion, chronomètre implacable égrainant stoïquement le temps qui s’écoule, mène le morceau jusqu’à sa fin, inexorable, tragique.

Parfait pour introduire le concert.

2. 15 Steps (15 marches)

Des paroles relativement énigmatiques, mais elles semblent faire référence à un thème cher au groupe : le temps qui passe, qui change les gens, au point qu’on ne les reconnaisse plus. L’aspect le plus remarquable du morceau réside néanmoins dans son rythme très rapide à cinq temps ainsi que dans les expérimentations électroniques sur la micro-tonalité (entre les demi-tons du clavier) que les synthétiseurs permettent facilement de nos jours.

Le travail sur des structures rythmiques complexes est l’une des constantes du travail musical du groupe : de nombreuses chansons sont construites sur des mesures et des carrures* asymétriques alors que la pop se limite généralement à des carrures de 4 mesures à 4 temps. Chez Radiohead, le travail rythmique peut superposer plusieurs structures rythmiques simultanément, la percussion se trouvant souvent en décalage par rapport au reste de l’orchestre. Le morceau suivant en est d’ailleurs un exemple parfait, mais ce sera aussi le cas d’Idiotheque, de Spectre ou de 2+2=5.

3. Pyramid Song (Chanson de la pyramide)

C’est après avoir visité une exposition sur les rites funéraires égyptiens que Thom Yorke écrit Pyramid Song. Mais de multiples références à différentes mythologies sont présentes dans le texte, comme l’évocation du Styx dans la « rivière » du premier vers, ou L’enfer de Dante cité par Thom Yorke également. Dans une interview, il parle également du physicien Stephen Hawkins :

« C’est assez dur à expliquer… Hum… hum… c’est étrange car cette chanson a été écrite en 5min. C’est venu bizarrement, d’on ne sait où … C’est vraiment des idées que je n’aurais jamais cru pouvoir mettre en chanson. Ça me paraissait impossible. J’étais heureux d’avoir pu le faire. Ça parle beaucoup de… Comment il s’appelle ? Hawking ? Stephen Hawking… Il parle du temps et l’idée que le temps est un processus cyclique et récurrent. C’est un facteur comme la gravité. C’est juste ; on retrouve ça aussi dans le bouddhisme. Pyramid Song parle de ça, du fait que tout fonctionne de manière cyclique. Ce n’est pas une tentative désespérée d’éviter la mort, ou d’éviter que la vie passe, que l’on vieillisse… tout ça c’est idiot, car c’est génial ! C’est une belle chose que tout revienne sans cesse. »Sur le plan musical, Pyramid Song est un parfait exemple de musique spéculative appliquée – très rarement au demeurant – au répertoire pop. La musique spéculative est une musique construite sur des principes abstraits, souvent mathématiques, qui organisent toute la composition sans forcément être perceptibles à l’écoute. L’un des exemples les plus connus de musique spéculative est le canon Tout par compas suy composé de Baude Cordier au 15e siècle.

Dans Pyramid Song¸ la structure rythmique du piano 3-3-4-3-3 présente durant tout le morceau est une transcription numérologique du nombre d’arêtes de chaque face d’une pyramide : la base carrée (donnant une valeur de 4 croches) est entourée des quatre triangules (transcrits en quatre valeurs de 3 croches). L’idée du processus cyclique évoqué par Thom Yorke est quant à lui transcrit musicalement par une structure répétitive, le texte étant intégralement répété deux fois.
Sans doute l’une des partitions les plus envoutantes du groupe.

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4. Idiotheque

Une fin du monde, une apocalypse, probablement nucléaire, et la quête de survie « les femmes et les enfants d’abord ». Sur le plan musical, la chanson utilise le sample* d’un morceau de jeunesse du compositeur américain Paul Lansky, lui-même citant le fameux accord de Tristan de Wagner. La grille harmonique* est très simple : les quatre accords joués par l’accordéon se répètent sans cesse et sans aucune modification jusqu’à la fin. L’originalité du morceau réside plutôt dans la section rythmique qui change de carrure quasiment tout le temps : phrases en 3, 4, 5 mesures, voire parfois 1,5 mesures. La ligne mélodique quant à elle résonne comme un blues énergique, utilisant la gamme pentatonique (à 5 notes) traditionnelle de ce style.

5. Life in a Glasshouse (La vie dans une maison de verre)

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Thom Yorke : « Ça ne parle pas vraiment de moi. Je me suis inspiré de la presse anglaise. En Grande-Bretagne, nous aimions la pendaison, vous c’était la guillotine. À Londres, des milliers de personnes adoraient regarder quelqu’un pendu à une corde, le voir étouffer, puis mourir. Maintenant, nous sommes plus civilisés, nous le faisons par voie de presse, nous ne tuons plus les gens, nous les mettons en couverture pour faire naître une chasse aux sorcières contre eux. C’est la chose dont j’ai le plus honte en tant qu’Anglais, ça me dégoûte. La bonne volonté qu’ils mettent à voir les autres souffrir, le plaisir qu’ils en tirent.
Je me suis inspiré d’un fait divers concernant la femme d’un acteur très connu. Les journaux à scandale ont écrit qu’il l’avait trompée sur un tournage avec une jeune comédienne. Au lieu d’aller voir le mari, ils ont foncé chez la femme. La caméra et les projecteurs étaient braqués sur la résidence du couple. À peine avait-elle franchi le pas de la porte qu’ils la harcelaient de questions agressives : » Que pensez-vous de la liaison de votre mari avec cette actrice ? Elle n’a rien pu dire et s’est enfuie. Ils l’ont retrouvée. Alors elle a décidé de commander une centaine d’exemplaires du journal en question, elle s’en est servie pour tapisser toutes ses fenêtres. Les caméras sur le perron n’avaient rien d’autre à filmer que ces couvertures. J’ai trouvé ça lumineux. Voilà d’où vient la chanson.
 »

Sur le plan musical, cette chanson est un ovni dans le répertoire de Radiohead par ses sonorités Jazz. L’orchestration clarinette-trompette-trombone fait directement référence à l’une des premières formes de jazz, le New-Orleans (qu’on trouve régulièrement dans les films de Woody Allen). Ici aussi le rythme est travaillé, notamment par le piano en constant contretemps dans les couplets, ce qui crée un balancement particulier, toujours en déséquilibre.

6. No Surprises (Aucune surprise)

Le clip montre un plan fixe du chanteur du groupe, Thom Yorke dont la tête est enfermée dans un bocal en plastique qui se remplit d’eau petit à petit jusqu’à immersion totale. Le chanteur passe 57 secondes la tête sous l’eau jusqu’à ce que le bocal se vide et qu’il se remette à chanter, arborant un léger sourire ironique. Ce scénario semble illustrer les paroles du narrateur de la chanson, qui croule petit à petit sous le poids d’une vie épuisante. Enfin le moment où le bocal se vide et où Thom Yorke se remet à chanter paraît illustrer la vie plus tranquille et plus heureuse décrite dans le dernier couplet.

Sur le plan musical, c’est la chanson la plus « classique » jouée ce soir : classique dans l’arrangement, l’harmonie, le rythme, la structure générale. L’arrangement en quatuor à cordes joué ce soir accentue un caractère folk déjà présent dans la chanson, caractère qu’on peut retrouver chez des artistes comme Andrew Bird ou Damien Rice.

7. We Suck Young Blood (Nous suçons du sang frais)

Probablement le texte le plus dérangeant interprété ce soir : un « suceur de sang » (à lire au premier degré comme un vampire ou au second degré comme un tueur en série, un tortionnaire - individu ou système politique) prend un plaisir manifeste à torturer psychologiquement sa victime, à jouer sur sa peur, sa condition de proie.
Le caractère dérangeant, glauque, voire franchement malsain de ce texte est accentué par une musique toute aussi glauque qui module dans des tonalités étranges, chromatiques*, dissonantes, qui pourrait parfaitement illustrer un film d’épouvante des années 30 (le groupe cite explicitement le Nosferatu de Murnau). Originalement interprété au piano, l’arrangement pour fanfare de cuivres accentue ici l’aspect marche funèbre, mais une marche alourdie par l’atmosphère pesante et orageuse d’un bayou de Louisiane et rythmée par les claps fatigués de la populace suivant le cercueil. L’ouverture de Henry Purcell de sa Musique pour les funérailles de la Reine Marie et une évocation fugace de la 3e symphonie de Mahler viennent compléter le tableau funéraire. Il ne manque plus que Goya – le peintre – pour coucher tout ça sur une toile.

8. How to Disappear Completly (Comment disparaitre complètement)

Burn out après une tournée exténuante de concerts ? Suicide ? Expérience extra-corporelle de mort imminente (near-death experience)? Le thème du texte évoque un abandon de soi ou un refus de vivre la réalité sans être totalement explicite – ce qui est souvent le cas chez Radiohead chez qui réside très souvent une certaine forme de symbolisme. L’orchestration originale extrêmement raffinée utilise, en plus d’un orchestre à cordes parfaitement maitrisé et planant, cinq ondes Martenot, l’un des premiers instruments électroniques de l’histoire, fréquemment utilisé par Olivier Messiaen dont le groupe est fan – un exemplaire est en exposition au parloir du lycée. Là encore, l’organisation rythmique superpose une structure ternaire à la section rythmique – guitare + batterie – à une structure binaire à la guitare basse.
Le groupe a sorti cette année une compilation appelée Kid A Mnesia dans laquelle se trouve un enregistrement composé uniquement des cordes et des ondes Martenot. Cet enregistrement permet de goûter particulièrement la richesse de l’orchestration et des harmonies utilisées.

9. Daydreaming (Rêve éveillé)

Probablement la chanson la plus dramatique du concert, écrite après le divorce de Thom Yorke et Rachel Owen en 2015, qui mourra d’un cancer un an plus tard. La chanson parle de rêveurs incapables de faire face à la réalité, de comprendre ce qui leur arrive, toujours en retard sur les évènements, peut-être une métaphore de Thom Yorke n’ayant pas anticipé la séparation. Le texte atteint son point culminant à l’extrême fin, la voix de Yorke étant inversée sur le texte « half of my life/love – moitié de ma vie/mon amour », ce qui correspond au nombre d’années (23 ans) qu’a duré la relation avec Owen, séparation intervenue quand Yorke avait 46 ans.

Sur le plan musical, le morceau est construit sur un piano au rythme ternaire immuable, imperturbable, sur lequel viennent se greffer ponctuellement des cordes et se superposent des nappes harmoniques, résonnantes (jouée ici par un deuxième piano et une bande électronique). La voix elle-même est traitée électroniquement dans le morceau original. Dans l’orchestration de ce soir, ce traitement est transposé à l’accordéon ainsi qu’au Vocoder, instrument électronique qui permet de modifier la voix en temps réel.

10. The Numbers (Les chiffres)

Le texte, une nouvelle fois cryptique, évoque peut-être la mainmise d’un pouvoir – probablement économique « The Numbers », Radiohead étant politiquement engagé contre les excès du capitalisme – et la capacité du peuple à refuser ce fonctionnement et à se réapproprier le pouvoir. Thom Yorke a d’ailleurs chanté cette chanson pour la première fois en marge de la COP21 avant même qu’elle soit enregistrée en studio, ce que pourrait illustrer le texte « Nous venons de la Terre et nous y retournerons ».

La musique est assez « simple » dans sa structure, une grille de trois accords à la guitare tourne en boucle sur des nappes de pianos et de percussions, grille interrompue seulement par deux ponts – orchestrée ici aux vents et piano. L’élément remarquable de ce morceau réside dans l’orchestration des cordes – qui n’apparaissent qu’au 2e couplet – mais dont les couleurs et l’organisation rythmiques font invariablement penser à la patte de Jean-Claude Vannier, très grand arrangeur de la chanson française, ayant connu une certaine notoriété en étant le compositeur et orchestrateur du cultissime Melody Nelson de Gainsbourg, dont le groupe est très fan.

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12. Burn the Witch (Brûlons la sorcière)

Les premières traces du texte de Burn the Witch se trouvent sur la pochette de l’album Hail to the Thief¸ 14 ans avant la publication de la chanson sur l’album de 2016. Ce n’est pas exceptionnel chez Radiohead, dont le processus de création peut s’étaler sur plusieurs années pour une seule chanson.
La chasse aux sorcières, la meute qui perd son humanité dans le mouvement de foule qui annihile tout esprit critique, tel est le thème général de la chanson, utilisant par exemple le mythe des sorcières flottant sur l’eau parce que faites de bois… Comme souvent chez Radiohead, une lecture politique est également possible : la traque du différent, de l’opposant.
L’orchestration du morceau, de Jonny Greenwood – orchestrateur attitré du groupe, également compositeur de plusieurs musiques de films – est encore un bijou de précision et d’inventivité dans le timbre et l’harmonie. Le mouvement de croches continues des cordes peut quant à lui symboliser le caractère implacable, impitoyable, inéluctable de la foule en chasse qui ne sera rasséréné qu’après avoir assouvi son besoin de lynchage.

Photo de l'album de Hail to the Thief sur laquelle on peut lire plusieurs mots

du texte Burn the Witch (Gallows, Round up...) ainsi que le titre tout en bas à gauche.

13. 2+2=5

Le concert avait commencé avec une référence à 1984¸ il se termine avec cette même référence : 2+2=5 est l’une des « vérités » que l’état totalitaire du roman peut imposer selon les contextes. Perte d’identité et d’indépendance, thématiques habituelles du groupe, auxquelles s’ajoute une attaque directe contre la 2e guerre d’Irak menée par George Bush Jr., le terme « thief/voleur » le désignant directement.
Dans un crescendo constant de plus en plus violent et brutal, la chanson se construit en 4 sections distinctes, sortant du cadre traditionnel couplet/refrain de la pop comme souvent chez Radiohead. Une mesure à 7 temps ouvre la première section (2+2+3) assez simplement orchestrée. Puis l’orchestre s’étoffe progressivement, chaque partie développant une orchestration de plus en plus fournie. Comme pour le premier morceau, l’arrêt brutal laisse l’auditeur en suspens.

 

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Lexique :

  • Carrure : longueur en mesures d’une phrase musicale autonome. En musique pop, les carrures sont généralement construites en 2 ou 4 mesures à 4 temps. Radiohead remet en cause ce schéma stéréotypé pour composer des morceaux où les carrures et les mesures sont changeantes, irrégulières ou asymétriques (c’est-à-dire sortant du modèle 2/4/8/16…).

  • Chromatique : définit un langage utilisant des mélodies et accords dissonants par l’utilisation de notes étrangères à la gamme des 7 notes habituelles (les « touches blanches » du piano). 

  • Contrepoint : technique de composition consistant à superposer plusieurs mélodies en même temps. Ecrire un contrechant, une « deuxième voix » ou un canon relève du contrepoint.

  • Grille harmonique : suite d’accords qui se répète, très courant en musique pop et en jazz.

  • Harmonie : terme technique désignant un accord.

  • Sample (échantillon) : technique de composition contemporaine consistant à utiliser un enregistrement préexistant dans une nouvelle composition, que ce soit pour une note instrumentale ou pour la citation d’une œuvre.

Concert Radiohead 2022

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11. Spectre

Cette chanson a été écrite en 2015 pour servir originellement de générique d’ouverture à l’épisode de James Bond au titre éponyme. La production du film a finalement refusé le morceau, trop sombre à leur goût. Le groupe a alors décidé de sortir le morceau gratuitement le jour de Noël 2015. Le texte reflète parfaitement l’univers des James Bond période Daniel Craig, où le personnage acquiert une profondeur psychologique nouvelle, plus névrosée. L’évocation de l’amour, de la mort, des armes, de fantômes (la scène d’ouverture du film se passe durant le carnaval des morts à Mexico où défilent squelettes, fantômes et autres esprits des enfers) relève totalement de l’imaginaire des films de James Bond.
La musique quant à elle est typiquement « radiohesque » : structure rythmique complexe et difficilement compréhensible à la simple écoute, harmonies complexes et chromatiques, orchestration luxuriante, mélodie dépressive, évocation du thème musical de James Bond sans jamais réellement le citer…
Il va de soi que l’auteur de ces lignes préfère de loin ce titre à celui retenu finalement pour le film, beaucoup plus consensuel et largement moins original.

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